Dernier jour 15h20

------------------------------------------------------------------------------

All Headline News, Tycho, aujourd'hui 15h00. Inauguration très sobre, pour ainsi dire sans célébration, au milieu des travaux titanesques qui s'achèvent sur la catapulte de Tycho. On a noté cependant la présence des sept membres de gouvernement délégués aux affaires spatiales les plus puissants, respectivement USA, Chine, Inde, Allemagne, Corée, France et Japon. Présents dans l'agglomération troglodyte pour un sommet sur l'espace, ils ont à tour de rôle salué les femmes et les hommes accourus de tous horizons pour réaliser ce qui a été décrit par le Ministre d'État à l'Espace Satoshi Yamamoto comme : « le plus grand exploit industriel de l'homme depuis l'aube de l'humanité ». Qui aurait pu croire en effet, au lendemain de l'attentat qui détruisit la catapulte il y a deux ans presque jour pour jour, que non seulement celle-ci serait remise en service avec une telle célérité, mais surtout qu'entre temps une troisième catapulte allait être mise en service à Copernic. Qu'une structure de plus de quarante kilomètres de long et de cinquante mètres de diamètre puisse sortir du sol lunaire en moins de vingt mois défie en effet l'entendement. Les derniers progrès de la robotique y sont pour beaucoup et l'industrie japonaise peut en être fière. Pendant ce temps, la commission d'enquête sur la destruction de la première catapulte semble piétiner d'une façon qui alarme de nombreux observateurs.

------------------------------------------------------------------------------

AK pénétra dans le petit sushi-bar, une main sur son arme dans la poche de son imper, à tout hasard. Les jeunes étaient au fond et l'attendaient nerveusement. Il vint s'asseoir en face d'eux.

— Bonjours. Vous vous souvenez de moi ? Je m'appelle Abel Kader, tout le monde m'appelle AK.

— Bonjours, fit la fille, moi c'est Ada, et lui Michael. Je me souviens très bien de vous, vous enquêtiez sur l'assassinat de Zebra.

Le garçon hocha la tête. AK les regarda tour à tour, il sourit. Ils avaient l'air jeunes, intelligents, en bonne santé, et amoureux. La fille était très jolie en brune ténébreuse aussi ; pas vraiment belle, mais elle avait un chien fou.

— Vous en avez de la veine, leur dit-il.

— Vous trouvez ? fit la fille. Le garçon le scrutait. Il avait mûri depuis la dernière fois qu'AK l'avait vu. Il avait gardé son air vif et futé malgré les lentilles de contact colorées.

— Vous allez venir avec moi, je vais vous sortir de là.

— Comment ?

— Dans le coffre de ma voiture.

Les jeunes se regardèrent. La fille haussa les sourcils.

— Pour aller où ?

— Ah, ça, je n'en sais rien. On m'a dit que vous aviez un téléphone, une ligne directe avec dieu le père. Ou la mère en l'occurrence. Vous allez me le donner, et elle me le dira quand elle le jugera bon.

La fille hocha la tête, c'était ce dont ils avaient convenu avec Morgan quelques minutes auparavant. Elle sortit de la poche de son poncho un téléphone d'aspect désuet et très laid qu'elle glissa sur la table vers lui.

— Je peux vous poser une question ?

Il haussa les épaules

— Vous verrez bien si je vous réponds.

— Pourquoi faites-vous cela ?

— Dans l'état actuel des choses, si mes collègues vous trouvent, ils vont être à l'origine d'une grave injustice, car le système est devenu expéditif par les temps qui courent, et votre dossier est accablant.

Les jeunes se regardèrent. Il ajouta :

« Éviter une injustice, vous ne croyez pas que c'est une bonne raison ?

Le garçon parla pour la première fois.

— Aujourd'hui, on a déjà eu pas mal d'ennuis, un policier qui nous aide à franchir les barrages de ses collègues, ça rend méfiant.

AK rit en silence.

— Disons que c'est un compte que j'ai à régler.

Le garçon fronça les sourcils.

— Un compte à régler ?

AK se tourna vers la fille. Bon Dieu, qu'elle était séduisante quand elle était sincère comme ça ! Cette fille respirait la vitalité et la franchise.

— Je sais que ce n'est pas toi qui as descendu mon collègue, et je suis convaincu que les charges contre Michael ont été sévèrement assaisonnées.

Comme il restait silencieux, Ada et Michael échangèrent un regard. Ada se retourna vers lui pour demander :

— Excusez-moi, mais je ne vois toujours pas...

— Par les temps qui courent, recommença-t-il, on ne sait pas très bien combien il nous en reste devant nous. Alors, on fait les comptes plus souvent qu'avant... Il soupira. Je vais vous révéler quelque chose que même mon ex-femme ne sait pas : voilà trente ans que la même obsession me tourmente : la hantise de faire du tort à des innocents. Dans ma profession comme dans toutes les autres, un grain de sable peut tout faire dérailler, une erreur peut en entraîner une autre... Mais dans mon domaine, ce sont des gens qui passent à la moulinette quand on fait des conneries. Et puis j'ai quelques services à rendre en retard avec une collègue. Alors, aujourd'hui, je paye ma dette. Je vais vous aider à prendre le large.

— Dans votre coffre.

— Je n'ai pas d'autres moyens. On ne pourra pas passer l'un des barrages défendus par les militaires, mais au moins je peux vous faire franchir le cordon que mes collègues sont en train de resserrer autour d'ici.

— Comment savent-ils que nous sommes ici ?

— Ils ne le savent pas. Ils cherchent méthodiquement. Et ils ont compris qu'ils ne pouvaient plus faire confiance aux caméras. Ils cherchent très activement depuis qu'ils sont convaincus que vous avez tué l'un des nôtres. Croyez-moi, vous ne vous en sortiriez pas facilement sans mon aide.

— Ils nous cherchent. Est-ce qu'ils cherchent les deux autres aussi ?

AK pencha la tête de côté.

— Quels deux autres exactement ?

— L'assassin de votre collègue, et un autre homme. Ceux-là sont à notre poursuite eux aussi. Ils sont équipés de camouflages caméléons et de drones.

— J'ai vu votre vidéo. Pourquoi dites-vous qu'ils sont deux ?

Ada se tourna vers Michael qui expliqua :

— Analyse des anomalies dans les vidéos de surveillance.

— Croyez-vous que nos experts sauraient retrouver ces anomalies ?

— Sans aucun doute.

— Pourquoi est-ce que ces deux types vous filent le train ?

— Je pense qu'ils veulent déclencher une bavure, et qu'on y reste, fit Ada.

AK plissa les yeux.

— Hum. Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?

— S'ils avaient voulu nous descendre, ils l'auraient fait. L'un d'eux me suit depuis des heures, il savait que je le mènerais à Michael. Il lui aurait été très facile de nous tuer quand nous nous sommes retrouvés. Très facile.

AK hocha la tête. Il savait très bien ce qu'elle voulait dire : avec les technologies modernes, il était devenu beaucoup plus aisé de trouver et de tuer quelqu'un que de le cacher et de le protéger. Et il se demanda si cela ne ressemblait pas à l'un de ces fameux corollaires du foutu théorème.

— Vous savez que je suis en train de vous enregistrer ?

— Pourquoi nous le dire maintenant ? demanda Michael avec un reniflement de dérision.

— Est-ce que vous seriez prêts à témoigner devant un tribunal ?

— Au procès de qui ?

— Au procès du salaud qui a tué mon jeune collègue il y a moins de deux heures.

— Vous croyez que vous allez l'attraper ? demanda Michael avec défi.

AK fit la moue.

— Je ne crois rien, j'essaye. Répondez à ma question : est-ce que vous seriez prêts à témoigner ?

Les jeunes se regardèrent. AK sentit que la fille était prête à dire oui, mais le garçon répondit à sa place :

— Non. Si on s'en sort aujourd'hui, il n'est pas question de revenir dans le collimateur de ces mecs. Je crois que vous n'avez pas bien compris la situation : mafia ou barbouze, je ne sais pas et je n'ai pas envie de le savoir, mais ces connards sont sérieux comme le cancer.

— Moi aussi, fit paradoxalement très doucement AK.

Ada se pencha sous la table et remonta un petit sac à dos qu'elle posa entre elle et Michael.

— Je vous présente Rita. C'est une IA à Michael, une IA très intelligente. Rita, tu veux bien raconter ce que tu m'as dit ce matin ?

— Je ne crois pas que cela soit une bonne idée, répondit Rita.

— Rita a une théorie. Rita dit qu'on veut nous descendre pour effacer les traces d'une conspiration. C'est bien ça Rita ?

— Quelle conspiration ? demanda AK.

— Rita, dit lui.

— Je ne suis pas certaine que cela soit une bonne idée, insista Rita.

— Rita, c'est Morgan qui nous envoie AK, et dans la Schwartzerie où on est, je ne vois pas ce qu'on risque de plus.

— Je crains qu'il prenne peur et vous abandonne, énonça Rita.

AK eut un large sourire.

— Rita, tu peux avoir confiance, je ne vais pas partir en courant.

— Michael ? vérifia Rita

— Vas-y, fit Michael.

Rita marqua une pause mélodramatique et dit :

— Je pense que Michael et moi, nous avons été mêlés à la filière de trafic de fret orbital par laquelle a transité l'arme qui a détruit la catapulte de Tycho.

Ada ouvrit de grands yeux. AK haussa les sourcils et émit un petit sifflement. Il y eut un long silence. Ada se tourna vers Michael.

— Tu le savais ?

Michael secoua la tête.

— Non. Je savais que c'était un trafic sur Almogar, et que c'était lié à l'astroport et à Morgan, mais...

AK demanda :

— Pourquoi maintenant ?

— C'est forcément lié au départ de cette navette, fit Ada.

AK fronça les sourcils

— Vous voulez parler de ce vol sans retour vers Exodus ?

Ada hocha la tête.

— On devrait demander à Morgan.

AK sourit.

— Vous savez, j'ai toujours rêvé de la rencontrer.